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L’activité aérienne fut incessante, ce jour-là. Avions de reconnaissance et hélicoptère ne cessèrent de bourdonner à portée d’oreille. La raison de toute cette parade était un mystère puisqu’ils avaient peu d’espoir de repérer un homme seul dans cette immense forêt. L’importance du dépôt avait dû les amener à s’imaginer que tout un commando spakum avait débarqué.
Il était facile de se représenter l’état d’excitation qui devait régner dans la capitale, les gros bonnets courant en tous sens tandis que des messages allaient et venaient entre Jaimec et Diracta. Les deux bagnards échappés dont avait parlé Wolf n’avaient rien accompli de semblable. Ils avaient cependant mobilisé vingt-sept mille personnes pendant vingt-quatre heures ; d’après les apparences, James Mowry allait préoccuper toute la planète pendant les quatorze semaines à venir.
À la tombée de la nuit, il ne s’était nourri que d’eau, et son sommeil fut perturbé par la faim. Au matin, il continua à traverser la forêt vierge qui s’étendait jusqu’à l’équateur.
Au bout de cinq heures, il tomba sur un sentier qu’il suivit jusqu’à une clairière où s’élevaient une petite scierie et une douzaine de chaumières. Devant l’atelier, étaient arrêtés deux gros camions. De son refuge forestier, il les considéra avec envie. Personne n’était alors à proximité ; il pouvait sauter dans l’un des deux et filer à toute allure. Mais la nouvelle du vol allait concentrer toute la poursuite sur ses traces. Pour l’instant, ils ignoraient où il se trouvait et vers où il pouvait bien se diriger. Mieux valait leur éviter tout indice pour continuer en toute quiétude.
Jetant précautionneusement un œil entre les arbres, Mowry se rua dans un jardin voisin, se remplit rapidement les poches de légumes et garda les fruits dans les mains. Il mangea les fruits en marchant parmi les arbres. Plus tard, au crépuscule, il alluma un petit feu, fit cuire ses légumes, en mangea la moitié et conserva le reste pour le lendemain.
Le lendemain, donc, il n’aperçut pas âme qui vive et ne put manger que ses réserves de la veille. Le surlendemain fut pire : des arbres, toujours des arbres, et encore des arbres, et pas une noisette ou une baie comestible dans tout le tas. Loin au nord, continuaient à bourdonner les avions ; c’était la seule chose qui révélait que la vie existait sur cette planète.
Quatre jours plus tard, il atteignit la route d’Elvera, village au sud de Valapan. Demeurant parmi les arbres, il la suivit jusqu’à l’apparition des premières maisons. La circulation n’était pas trop importante et il n’y avait aucun signe de contrôle particulier.
Il était alors dans un piètre état, rendu hagard par l’absence de nourriture, les vêtements sales et froissés. Il était heureux, songea-t-il, qu’il se fût assombri le teint, que le traitement dépilatoire eût supprimé toute nécessité de se raser, et que sa dernière coupe de cheveux eût été celle de Halopti, suivie de sa mini-tonsure. Autrement, il ne ressemblerait à rien qui se trouvait de ce côté-ci d’Aldébaran.
Il brossa ses vêtements avec les mains et se nettoya de son mieux. Cela fait, il pénétra hardiment dans le village. Si le prix d’un repas était un nœud coulant, il était prêt à le payer… pourvu que ce fût un bon repas et qu’il eût le temps de tirer son arme.
Il y avait une douzaine de boutiques, y compris un relais routier. Il y entra et alla droit aux toilettes, se lava et se regarda dans une glace pour la première fois depuis bien longtemps. Il avait l’air suffisamment farouche pour inciter un flic curieux à l’examiner sans pitié, mais il ne ressemblait plus à un clochard.
Il revint dans la salle et s’assit au bar. Les deux autres clients étaient de vieux Siriens trop occupés à bâfrer à leur table pour s’inquiéter du nouveau venu. Un personnage corpulent en blouse blanche apparut derrière le zinc et fixa Mowry avec une légère curiosité.
« Vous désirez ? »
Mowry le lui dit et l’obtint. Il s’y attela lentement, car l’autre l’observait. Il termina son plat et en commanda un autre, dont il disposa de la même manière décontractée.
Lorsqu’il repoussa son dernier verre, son vis-à-vis lui demanda « Venu de loin ?
— De Valapan, seulement.
— À pied, hi !
— Nin, ma dyno a stoppé à deux den d’ici. Je la réparerai ensuite. »
L’autre le contempla fixement. « Venu en dyno ? Et sorti comment de Valapan ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? fit Mowry.
— Aucune voiture ne peut entrer ou sortir de Valapan, aujourd’hui. C’est un flic qui me l’a dit.
— Quand ça ?
— À la neuvième heure.
— Je suis sorti à la septième. J’avais pas mal de visites à faire et je suis parti très tôt. C’est une bonne chose, hi ?
— Ouin, acquiesça l’autre, dubitatif. Mais comment allez-vous rentrer ?
— Je ne sais pas. Il leur faudra bien mettre fin à l’interdiction ; ils ne peuvent pas la maintenir éternellement. » Il paya son addition et sortit. « Longue vie. »
Il sentit qu’il était parti à temps. Le serveur était vaguement soupçonneux, mais pas suffisamment pour hurler à l’aide ; il était du genre qui hésite de peur d’être tourné en ridicule.
Il se rendit ensuite à l’épicerie. Il acheta une quantité raisonnable des nourritures les plus concentrées. Il fut servi sans intérêt particulier, et la conversation fut brève.
« Sale histoire, à Valapan, n’est-ce pas ?
— Ouin, fit Mowry, qui voulait en savoir plus.
— J’espère qu’ils vont épingler tous ces sales Spakums.
— Ouin, répéta Mowry.
— Maudits soient les Spakums ! conclut l’autre. Ça fera seize guilders et six décimes. »
Il sortit avec son paquet et jeta un regard sur la route. Le serveur se tenait sur le seuil de son café et l’observait. Mowry lui adressa un hochement de tête familier, sortit du village d’un pas dégagé et regarda derrière lui en atteignant la dernière maison. Le petit curieux l’observait toujours.
En se rationnant soigneusement, sa nourriture dura dix jours tandis qu’il continuait à traverser la forêt en ne voyant rien d’autre que quelques bûcherons qu’il évita prudemment. Il avançait maintenant en un cercle vers l’ouest, qui devait le ramener au sud de Radine. En dépit des risques que cela entraînait, il s’en tenait à cette région de Jaimec qu’il connaissait assez bien.
Il avait résolu d’utiliser son pistolet près de Radine afin de se procurer une autre voiture et de vrais papiers, même s’il lui fallait pour cela enterrer après le corps dans les bois. Ensuite, il tâterait le terrain ; si les choses n’étaient pas trop dangereuses à Radine, il pourrait s’y tapir. Il lui fallait agir de toute urgence, car il ne pouvait éternellement arpenter la forêt. S’il avait acquis la situation de hors-la-loi solitaire, il pouvait bien se débrouiller pour subsister en tant que bandit prospère.
Deux heures après le coucher du soleil, le dernier jour de ses pérégrinations, James Mowry atteignit la grand-route Radine-Khamasta et marcha parallèlement à elle à travers la forêt, en direction de Radine. À la vingt-troisième heure très précise, un éclair lumineux terrifiant embrasa le ciel dans le secteur de la forteresse de Khamasta. Sous ses pieds, le sol frémit très nettement ; les arbres craquèrent tandis que leur cime se courbait. Un peu plus tard, un borborygme lointain et prolongé monta de l’horizon.
Sur la route, le trafic s’amenuisa et finit par disparaître. Mille serpents écarlates jaillissaient en sifflant de Radine obscurcie et foraient avidement les cieux. Un nouvel éclair du côté de Khamasta. Quelque chose de long, de noir et de bruyant frôla la forêt, masquant un instant les étoiles et lâchant un souffle de chaleur.
Dans le lointain, il entendit de vagues grondements étouffés, des craquements, des martèlements et des chocs sourds, ainsi qu’un petit babil indéfinissable semblable aux cris d’une multitude. Mowry s’avança sur la route déserte et leva les yeux. Les étoiles s’évanouirent en bloc tandis que passaient en grondant les quatre mille unités des flottes terriennes détruites par trois fois et décimées à dix reprises.
Mowry se mit à danser comme un fou au beau milieu de la route. Il cria en direction du ciel ; il hurla, il gueula et entonna des chants déments aux paroles insensées. Il agita les bras dans tous les sens, lança vingt mille guilders dans les airs, où ils flottèrent comme autant de confettis.
Tandis que les vaisseaux de guerre épais tempêtaient en l’air, un véritable torrent d’objets s’abattit, tâtant le sol à l’aide des jambes citron pâle des faisceaux antigravs. Il demeura immobile, fasciné, tandis qu’à proximité une énorme masse maladroite à chenilles se posait comme une plume grâce à vingt rayons en forme de colonnes ; des ressorts protestèrent lorsque l’atterrissage fut achevé.
Le cœur palpitant, il se rua vers le sud jusqu’à rentrer net dans un groupe de quarante silhouettes immobiles. Elles regardaient de son côté et l’attendaient, car elles avaient été alertées par son pas frénétique. La petite troupe lui tomba dessus en masse ; chacun portait un uniforme vert et tenait à la main quelque chose qui luisait à la lumière des étoiles.
« Du calme, Mouche à Merde, » lui conseilla une voix terrienne.
Mowry haletait. Il ne s’offusqua point de cette contrepartie à l’étiquette de Spakum. Tous les Siriens étaient des mouches à merde en raison de leur derrière violet. Il tripota la manche de celui qui avait parlé. « Je m’appelle James Mowry. Je ne suis pas ce que j’ai l’air… je suis terrien. »
L’autre, un gros sergent cynique et au visage maigre, déclara : « Moi, je m’appelle Napoléon. Je ne suis pas ce que j’ai l’air… je suis empereur. » Il fit un grand geste avec son fusil d’assaut qui ressemblait à un canon. « Mets-le en cage, Rogan !
— Mais je suis bel et bien terrien ! s’écria Mowry en se débattant.
— Ouais, t’en as tout à fait l’air, fit le sergent.
— Je parle terrien.
— Bien sûr. Il y a cent mille Mouches à merde qui le parlent. Ils pensent que ça leur donne quelque chose en plus. » Il agita encore son canon portatif. « La cage, Rogan ! »
Rogan l’emmena.
Pendant douze jours, il se promena dans le camp de prisonniers de guerre. L’endroit était très grand, très rempli, et se remplissait encore à toute allure. Les prisonniers recevaient une nourriture régulière et possédaient des gardes sérieux ; c’était tout.
Parmi ses compagnons de bagne, une bonne cinquantaine d’individus aux regards sournois se vantaient de leur confiance en l’avenir, lorsque le bon grain serait séparé de l’ivraie et que justice leur serait rendue. Ils affirmaient que la raison en était que depuis longtemps, ils étaient les leaders du Dirac Angestun Gesept et ne pouvaient manquer d’être mis au pouvoir lorsque les conquérants Terriens en viendraient là. Alors, menaçaient-ils, leurs amis seraient récompensés aussi sûrement que leurs ennemis seraient punis. Les rodomontades ne cessèrent que lorsque trois d’entre eux se retrouvèrent étranglés durant leur sommeil.
Mowry saisit au moins une douzaine de fois l’occasion d’attirer l’attention des gardes alors qu’aucun Sirien ne se trouvait dans le voisinage. « Psst ! Je m’appelle Mowry… je suis terrien. »
À dix reprises, il reçut des professions de foi telles que : « T’en as bien l’air ! » ou « Mais z’oui ! »
Un grand dégingandé lâcha : « Ne me raconte pas ça !
— C’est vrai… je le jure !
— Tu es vraiment terrien, hi ?
— Ouin, fit Mowry en s’oubliant.
— Ouin, mon œil ! »
Une fois, il épela le nom pour qu’il n’y eût aucune méprise. « Voyons, mec, je suis T-E-R-R-I-E-N. »
Ce à quoi la sentinelle répliqua : « Selon T-O-I, » releva son fusil et s’éloigna.
Vint le jour où l’on fit défiler les prisonniers en rangs serrés tandis qu’un capitaine perché sur une caisse hurlait dans tout le camp à l’aide d’un mégaphone : « Est-ce qu’il y a ici un James Mowry ? »
Mowry rompit les rangs au galop, les jambes torses par habitude. « C’est moi ! » Il se gratta, geste que le capitaine considéra avec un mépris non dissimulé.
Le fixant d’un œil enflammé, le capitaine lui demanda : « Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? On vous a cherché sur tout Jaimec. Vous êtes muet ou quoi ?
— Je…
— La ferme ! Les Renseignements militaires veulent vous voir. Suivez-moi ! »
Sur ce, il mena Mowry de l’autre côté d’un portail sévèrement gardé, sur un sentier, en direction d’une cahute en préfabriqué.
Mowry avança : « Capitaine, j’ai essayé à maintes reprises de dire aux sentinelles que…
— Les prisonniers n’ont pas le droit de parler aux sentinelles ! répondit hargneusement le capitaine.
— Mais je n’étais pas prisonnier.
— Alors, que diable fichiez-vous là-dedans ? » Sans attendre de réponse, il poussa la porte de la cahute et présenta Mowry en annonçant : « Voilà le clodo ! »
L’officier des Renseignements leva les yeux de sa pile de papiers. « Alors, c’est vous Mowry – James Mowry ?
— Exact.
— Eh bien, dit l’officier, on a été avertis par radio express et on sait tout de vous.
— Vraiment ? fit Mowry, satisfait et reconnaissant. Il se prépara aux félicitations d’usage.
— Un autre rigolo dans votre genre se trouvait sur Artishain, leur dixième planète, continua l’officier. Un type nommé Kingsley. Ils disent que ça fait un bout de temps qu’il n’a pas envoyé de signal. On dirait qu’il s’est fait épingler. »
Soupçonneux, Mowry demanda : « Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans, moi ?
— On va vous envoyer à sa place. Vous partez demain.
— Hi ? Demain ?
— Pour sûr. On veut que vous deveniez une guêpe. Vous vous sentez bien, n’est-ce pas ?
— Oui, fit Mowry, soudain très faible. À part ma tête. »